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La petite boîte jaune du thé Earl Grey de Twinings

La petite boîte jaune du thé Earl Grey de Twinings

Je ne me sens pas bien, je suis enrhumé depuis quelques jours. J'imagine que ma mère, que je suis allé chercher à l'aéroport dimanche dernier et qui avait dans ses bagages un refroidissement, m'a passé quelques-uns de ses microbes, probablement attrapés dans l'avion.

Ce matin, après une très mauvaise nuit, je me suis levé trop tôt. Il était vers les 5h quand j'ai mis la main sur la cafetière, mais je me suis vite ravisé: considérant l'état de ma gorge, un thé me semblait plus indiqué – même s'il est liquide, le café irrite plus qu'il ne soulage. J'ai donc ouvert le dernier tiroir de l'îlot, et tout au fond à gauche j'ai aperçu la petite boîte jaune.

Il y a environ 35 ans – j'avais 17 ans –, je suis allé passer un été à Toronto avec deux amis, histoire d'améliorer mon anglais. Ce genre de pèlerinage était fréquent à l'époque. Outre Toronto, Vancouver était une destination de choix, et plus globalement, «l'Ouest» pour qui voulait planter des arbres.

L'un de ces amis travaillait comme busboy dans un restaurant chic du centre-ville, près de Union Station. Je me souviens toujours du nom: Encore Restaurant.

Le proprio, un homme corpulent, toujours essoufflé, qui portait systématiquement une chemise blanche et un pantalon noir (tenue du reste exigée pour tous les employés en salle du restaurant) et qui se déplaçait dans une énorme Cadillac noire, pas un mauvais bougre, avait l'habitude de boire du thé, beaucoup de thé, et exclusivement du Earl Grey de Twinings.

Nous vivions, les trois amis, très pauvrement. Nous dormions à même le sol sur une moquette sale dans un appartement infesté de coquerelles. Chaque dépense était douloureusement calculée.

Je travaillais dans les cuisines du Royal York, un hôtel prestigieux. Je me rappelle encore mon titre, kitchen helper, dernier échelon hiérarchique, et mon salaire horaire, 6,93$. Je commençais à 7h, partais vers 6h15, et souvent ne m'étais couché que vers 2h ou 3h. Je combattais les violentes attaques de sommeil à coup de litres de café.

Et de thé.

Ce thé, c'était du Salada, du Sans Nom ou une autre marque, celle qui cette journée était en spécial, selon la fort curieuse expression courante. Et chaque fois que j'en achetais, je voyais à côté sur les tablettes la petite boîte jaune de Twinings que jamais je ne me serais offerte: c'eût été le luxe suprême, d'autant que la seule personne manifestement riche de mon entourage, le proprio du Encore, le buvait en exclusivité, comme s'il s'agissait de l'apanage de cette caste friquée.

À telle enseigne que même encore aujourd'hui, cette marque, cette saveur, sont à mes yeux, au détriment de toute logique, un symbole d'opulence.

Je viens d'en boire une théière complète en écrivant ce billet. Je me sens riche – et mieux.